Plus que colocataires : Roommates de (La)Horde par le Ballet national de Marseille.

English below.

Par Nicolas Villodre.
© Ballet national de Marseille.

Le titre Roommates peut faire songer à la série télé Friends qui marqua les années 90. Choisi par le collectif (La)Horde pour nommer son nouveau programme au Théâtre de la ville délocalisé à l’Espace Cardin, il prend un sens plus large que celui de colocataires. On pense bien sûr à la pièce Room With a View créée il y a deux ans au Châtelet par le trio en collaboration avec le musicien électro Rone. Le titre se réfère au film de James Ivory et au roman d’E.M. Forster. Une section de cette pièce a conclu la soirée sur un tempo dépassant les 120 bits/seconde. Roommate suppose le partage équitable, la proximité, le compagnonnage, la parentèle entre des artistes a priori fort éloignés par leur style ou leur trajectoire. Le programme, composé de cinq pièces courtes et de l’extrait de Room With a View, a été riche et varié. Et, surtout, très excitant. 

Concerto.

Concerto, un ballet « contemporain » quoique du siècle dernier signé Lucinda Childs, s’appuie sur une composition pour clavecin et cordes de Henryk Górecki datant de 1980, le contraire, par les tenues vestimentaires endeuillées des danseurs et la tonitruance de la B.O diffusée plein pot, et pourtant la même chose que Dance (1979) de la chorégraphe postmoderne : les mêmes voltes de mevlevi visant à l’unisson ou au canonique (ne l’obtenant pas toujours !). L’exercice de style Les Indomptés de Claude Brumachon et Benjamin Lamarche est basé sur une gestuelle plus abrupte, nerveuse ou, si l’on préfère, déconcertante. Les portés-enchaînés sur un fond de l’air flottant d’Oiwa de Peeping Tom valent le déplacement. De même que les embrassades acrobatiques et explicites du trio invitant (Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel). Quant à l’ultra-sexy Grime Ballet (danser parce qu’on ne peut pas parler aux animaux) de Cecilia Bengolea et François Chaignaud qui inaugure le programme, il eût pu aussi bien en être le finale. Ces opus ont en commun le traitement de l’énergie. 

Les directeurs du Centre chorégraphique phocéen ont rapproché, joué, juré avec les « propositions » en ménageant la chèvre et le chou, ont valorisé des pièces « faisant partie de l’histoire », depuis l’époque de Marie-Claude Pietragalla – sans remonter à  Roland Petit dont l’une des rares œuvres possibles serait Pink Floyd Ballet (1972). Ces pièces du passé « cohabitent » avec les Weather is sweet de nos amphitryons, l’Oiwa de Peeping Tom, et le Grime Ballet de Bengolea-Chaignaud. Un Grime qui, en l’occurrence, a payé ! Les mains expertes de Cecilia Bengolea et François Chaignaud ont célèbré un courant musical londonien qui a traversé le Channel en dépit du Brexit – certainement pas du bon sens. Sur un tempo d’enfer, avec des tenues affriolantes, sous la lumière ad hoc du maestro Wurtz, suivant une gestuelle déliée compliquée par l’usage pervers de pointes comme en 2015 avec leur ballet vert Devoted, la la troupe marseillaise drivée par eux nous a épaté. Bengolea a retrouvé Chaignaud après l’errance kitsch de son spectacle Insect Train (2018). Le duo a prouvé qu’on peut faire du neuf avec du vieux (voir Malkovsky, Duncan, Rubinstein). On peut même faire du neuf avec du neuf, avec une musique et une danse en vogue, comme le voguing, le hip hop, le krump. Ou le hard jump qui lança (La)Horde.

Oiwa.

Dans Oiwa, Peeping Tom développe longuement, lentement, le duo d’amour inauguré dans leur pièce The Hidden Floor (2017), inspiré d’une légende japonaise du 17e siècle ayant fait florès depuis, notamment dans les films de Mizoguchi où il est constamment question de fantômes. L’usage de fumigènes, la plupart du temps inutile au théâtre, trouve ici sa justification, renvoyant au paysage brumeux, édénique et romantique du tableau de Caspar David Friedrich, Der Wanderer über dem Nebelmeer (Le Promeneur au-dessus de la mer de nuages) et aux nombreuses descriptions littéraires, poétiques et filmiques de la contemplation du Mont Fuji. Sauf qu’ici le promeneur n’est plus solitaire, ayant trouvé son Ève terrestre ou plutôt céleste, que le couple lui-même se dédouble. La musique planante de Raphaëlle Latini, les effets lumineux sous influence picturale d’Éric Wurtz et la scénographie de Franck Chartier démarquée de la sculpture de brume façon Fujiko Nakaya change un continuum gestuel virtuosee en rêve éveillé.

Weather is sweet.

Retour sur terre avec (La)Horde : Wheather is Sweet aborde l’érotisme de manière franche. À croire que pour eux le kamasutra ne saurait simplement être une série de positions, voire un vocabulaire de danse analogue à celui du classique, mais qu’il peut servir d’argument de ballet en soi. Les jeux corporels relevant d’ordinaire de l’intime, de la sphère privée, publiquement exhibés deviennent chorégraphie à part entière. La gestique d’accouplements pure et dure, brute de décoffrage, détournée de sa fonction première, produisent un tout autre plaisir que celui d’ordre sexuel, un plaisir esthétique, une crudité sans cruauté, rappelant les numéros cabaretiers des Années folles qui firent le succès des music-halls berlinois et français de type Palace, Canari, Moulin-Rouge, Concert Mayol, Casino de Paris. On pense aux « fougueuses évocations de tendresse », dénudées d’Edmonde Guy et de son partenaire Ernest Van Duren, et des couples artistiques Mitty et Tillio ou Smirnova et Tripolitoff.

(La)Horde’s Roommates by Marseille National Ballet.

The title Roommates might make you think of the TV series Friends, which dominated the 1990s. Chosen by the collective (La)Horde as the name of its new programme at Théâtre de la Ville relocated to Espace Cardin, it has a broader meaning than simply the people we live with. We’re referring, of course, to the Room With a View piece created by the trio at Châtelet two years ago in collaboration with the electro musician Rone. The title refers to the James Ivory film and E.M. Forster novel. A section of this piece ended the evening on a tempo exceeding 120 beats/second. Roommates implies the equality, closeness, companionship and relationship between artists with seemingly very different styles or trajectories. The programme, featuring five short pieces and the excerpt from Room With a View, was rich and varied. And, more importantly, was very exciting.

Concerto.

Concerto, a ‘contemporary’ ballet, albeit from the last century, by Lucinda Childs, draws on a 1980 Henryk Górecki composition for harpsichord and strings, providing a contrast between the dancers’ mourning clothes and the booming soundtrack played at full blast, and yet the same hallmark as the postmodern choreographer’s Dance (1979): the same Sufi whirling aiming for unison or canon (and not always achieving it!). Les Indomptés (The Untamed), a stylistic composition by Claude Brumachon and Benjamin Lamarche, is based on more abrupt, nervous or, if you prefer, disconcerting movement. The sequence of lifts to a backdrop of Peeping Tom’s Oiwa is worth the trip. As are the acrobatic and explicit embraces of the host trio (Marine Brutti, Jonathan Debrouwer and Arthur Harel). As for the ultra-sexy Grime Ballet (danser parce qu’on ne peut pas parler aux animaux) (Dancing Because We Can’t Talk To Animals) by Cecilia Bengolea and François Chaignaud, which launched the programme, it could also easily be the finale. These opuses share the same approach to energy.

Marseille Choreographic Centre’s directors have compared and contrasted the ‘proposals’, keeping everyone happy, to highlight pieces that have been ‘part of history’ since Marie-Claude Pietragalla’s time — without going back to Roland Petit as one of the few possible works would be Pink Floyd Ballet (1972). These blasts from the past ‘cohabit’ with our hosts’ Weather is Sweet, Peeping Tom’s Oiwa and Bengolea-Chaignaud’s Grime Ballet. A Grime that did pay in this case! The expert hands of Cecilia Bengolea and François Chaignaud celebrate a London music genre that has crossed the Channel despite Brexit — certainly not in the right direction. To a raging tempo, with alluring outfits under the ad hoc light of the maestro Wurtz, following loose movements complicated by the perverse use of pointe as in 2015 with their green ballet Devoted, the Marseille troupe under their direction amazed us. Bengolea reunited with Chaignaud following the kitsch meandering of her show Insect Train (2018). The duo has proved that old can be turned into new (see Malkovsky, Duncan, Rubinstein). New can even be turned into new with fashionable music and dance, such as voguing, hip hop, krumping. Or the hard jump that (La)Horde launched.

Oiwa.

In Oiwa, Peeping Tom develops at length, slowly, the love duet introduced in their piece The Hidden Floor (2017), inspired by a seventeenth-century Japanese legend that has since flourished, particularly in Mizoguchi films, where ghosts are a constant feature. The use of smoke bombs, largely unnecessary in the theatre, is justified here, recreating the hazy, Edenic and romantic landscape of the Caspar David Friedrich painting Der Wanderer über dem Nebelmeer (Wanderer above the Sea of Fog) and the many literary, poetic and cinematographic descriptions of contemplating Mount Fuji. Except that here the wanderer is no longer alone, having found his earthly or rather celestial Eve, who the couple itself dualizes. Raphaëlle Latini’s atmospheric music, light effects under the pictorial influence of Éric Wurtz and Franck Chartier’s stage design stand out from the Fujiko Nakaya-style fog sculpture, changing a gesture continuum into a waking dream.

Weather is sweet.

Back down to Earth with (La)Horde: Weather is Sweet takes a frank look at eroticism. Suggesting that for them the Kama Sutra isn’t simply a series of positions, or even a near-classical dance vocabulary, but can serve as a ballet pitch in itself. Publicly exhibited physical interactions that are usually intimate and private become choreography. The pure and unadulterated movement of coupling, rough and ready, diverted from its primary purpose, produces a very different pleasure than sexual, an aesthetic pleasure, crude but not cruel, reminiscent of the Roaring Twenties cabaret numbers that made the name of Berlin and French music halls like the Palace, Canari, Moulin-Rouge, Concert Mayol and Casino de Paris. We’re thinking of the stripped-back ‘passionate depictions of tenderness’ of Edmonde Guy and her partner Ernest Van Duren, and the artistic couples Mitty and Tillio or Smirnova and Tripolitoff.