Marry Me in Basssiani de (La)Horde par le Ballet national de Marseille : danse de caractères, caractères de la danse.

English below.

Par Nicolas Villodre.
© Musée de l’Orangerie.

La pièce affichait “complet” depuis des mois. Isabelle Danto nous a permis de découvrir, fin mai 2022, au Musée de l’Orangerie, dans le cadre de sa programmation régulière de pièces courtes « Danse dans les Nymphéas », en partenariat avec le Théâtre de la Ville, la version « performative », pour ne pas dire « light » de Marry Me in Bassiani (2019) du collectif (La)Horde formé par Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel.

Le titre sonne comme « Marry Me in Italy » et se réfère, comme le précise la feuille de salle, « à une descente musclée de l’armée dans les deux clubs techno les plus populaires de la capitale géorgienne, dont l’emblématique Bassiani considéré comme un lieu d’émancipation pour une jeunesse éprise de liberté, notamment pour la population LGBTQIA+ ». Comme par hasard, l’évacuation du fameux établissement de Tbilissi eut lieu à l’occasion de la journée mondiale contre l’homophobie, comme le rappelle le court métrage néerlandais Midnight Frontier (2019) de Peter van Langen et Iris-Sanne van der Aar actuellement visible sur Youtube. Cet événement politique avait, de fait, débordé la capitale géorgienne qui rivalisait avec Londres et Berlin, ainsi que le prouve une séquence du documentaire Laurent Garnier : Off the Record (2021) de Gabin Rivoire montré l’an dernier au festival du film de Dinard.

Danse de caractère, caractères de la danse.

La danse, depuis au moins Louis XIV, avait une fonction sociale et politique, ne serait-ce qu’en cherchant à transformer les corps nobles en corps guerriers. La danse populaire a été une des bases du ballet (y compris dans son vocabulaire, qui fait la part belle aux pas de bourrée, pas de basque, pas de mazurka, etc.) et celui-ci le lui a bien rendu en intégrant la danse dite « de caractère » dans le répertoire classique. (La)Horde considère que « sous l’ère communiste, le ballet avait servi l’unification nationale mais aussi de résistance pour marquer la singularité du pays ». Ce qui se vérifie non seulement en Russie mais également en Chine où provinces et régions étaient (et sont) représentées par l’aspect pittoresque de leur folklore en même temps que coulées dans le pot commun, récupérées, relativisées. Cold War (2018) de Pawel Pawlikowski, long métrage de fiction vu à Cannes, montrait la difficulté pour une troupe de chants et de danses folkloriques de demeurer authentique et respectueuse des traditions minoritaires face à l’introduction dans leur répertoire de thèmes comme la réforme agraire ou la paix entre les peuples.

Les mélodies et les chants aux effets diaphoniques dissonants qui ont fait le succès du Mystère des voix bulgares et les danses des Ballets Moïsseïev – un chorégraphe ukrainien aussi important sinon plus que Serge Lifar – sont caractéristiques du double mouvement de la danse populaire : sa récupération sociopolitique et son extension transfrontalière. L’industrie du disque sut exploiter les singularités régionales avec le courant de la World Music apparu à la fin des années 70. La danse contemporaine, beaucoup moins. Il est avéré que Trisha Brown avec Spanish Dance (1973) et Twyla Tharp avec Country Dances (1976) ont joué avec la musique et la danse « folk », que Jacques Garnier a écrit Aunis (1980), un beau pas de trois pour le danseurs de l’Opéra Kader Belarbi, Jean-Claude Ciappara, Wilfried Romoli sur une musique dans la veine charentaise écrite et jouée à l’accordéon par Maurice Pacher, que, plus près de nous, Grand Magasin a fait intervenir dans une séance de « cinéma élargi » (d’expanded cinema ou de syn-cinéma) un ensemble de 17 danseurs serbes sortant du film saison 1 épisode 2 (2008) de Bettina Atala.

Art martial.

Il aura fallu longtemps pour que le milieu de la danse contemporaine prenne au sérieux ou en considération ces formes anciennes d’expression artistique. Ce en quoi la pièce Marry Me in Bassiani est particulièrement réjouissante à voir, y compris dans sa version courte, adaptée à l’Orangerie. Pas question ici de sortir les sabres pour les hommes en uniforme d’apparat, au risque de transpercer malencontreusement quelque nymphéa, parmi les huit compositions de Claude Monet distribuées en deux salles elliptiques en bordure de jardin (celui des Tuileries) à la manière d’un décor de théâtre (huit toiles en cinémascope n’en formant qu’une), voire d’une « installation » contemporaine, donnant au spectateur l’« illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage », pour reprendre les termes du peintre.

Sur une musique électro de Sentimental Rave, cinq danseurs de l’ensemble Iveroni, magnifiquement parés dans des costumes stricts mais élégants signés Juan Corrales et Y/Project, ont évolué avec naturel et hiératisme en un cortège ininterrompu faisant le tour du propriétaire dans le sens anti-horaire que privilégient les rondes d’initiés du candomblé, les corolles de paysans macédoniens et les spirales de derviches. Le maître de ballet et donc de cérémonie, Kakhaber Mchedlidze ouvre les festivités – pas les hostilités, bien que sa tenue caucasienne (tcherkeska ou tunique noire garnie de gazyrnitsy ou ornée de cartouchières, sur chemise blanche, des chausses souples protégeant pieds et mollets) produise son effet dans un tel cadre impressionniste. Un des deux couples de danseurs (Tinatin Chachua, Vaso Chikaberidze, Levan Jamagidze et Tamar Tchumburidze) lui emboîte le pas. Les jeunes femmes, d’une extrême finesse, habillées de noir et bleu paon bluffant, surélevées par de brèves talonnettes, s’expriment gracieusement, tandis que leur partenaire alterne gestes anguleux, tours et voltes. La composition musicale mixe chants traditionnels et tempos électro. Le résultat est probant. Un chant nostalgique, superbe finale, touche l’audience par sa solennelle beauté.

Marry Me in Bassiani by (La)Horde and Marseille National Ballet.

The show had been ‘sold out’ for months. At Musée de l’Orangerie in late May 2022, Isabelle Danto gave us the opportunity to see, as part of her regular short-piece series Dance among the Water Lilies, in partnership with Théâtre de la Ville, the ‘performative’, if not to say ‘light’, version of Marry Me in Bassiani (2019) from the collective (La)Horde: Marine Brutti, Jonathan Debrouwer and Arthur Harel.

The title sounds like ‘Marry Me in Italy’ and refers, as the programme makes clear, “to a brutal army raid of the two most popular techno clubs in Georgia’s capital, including the legendary Bassiani, which is seen as a haven for freedom-seeking young people, particularly the LGBTQIA+ community.” Coincidently or not, the famous Tbilisi venue was evacuated on International Day Against Homophobia, as the Dutch short film Midnight Frontier (2019) by Peter van Langen and Iris-Sanne van der Aar on YouTube reiterates. The political campaign overwhelmed Georgia’s capital, which had rivalled London and Berlin, as proven by a sequence of Gabin Rivoire’s documentary Laurent Garnier: Off the Record (2021) from last year’s Dinard Film Festival.

Dances of character, characters of dance.

Dance, since at least Louis XIV, has had a social and political purpose, if only in seeking to transform the nobility into military. Popular dance was one of the foundations of ballet (including in its vocabulary, which puts particular emphasis on pas de bourrée, pas de basque, pas de mazurka, etc.), and ballet reflected that by incorporating so-called ‘character’ dance into the classical repertoire. (La)Horde considers that “in the Communist era, ballet served national unification but also as a form of resistance to mark the country’s individuality.” That can be seen in both Russia and China, where provinces and regions were (and are) represented by the picturesque aspect of their folklore at the same time as being poured into the collective melting pot, reused and relativized. Pawel Pawlikowski’s Cold War (2018), a feature-length drama screened in Cannes, portrays a troupe of folk singers and dancers struggling to remain authentic and respectful of minority traditions amidst the introduction into their repertoire of themes like land reform or peace between peoples.

Melodies and songs with dissonant crossover effects that boosted the success of Le Mystère des Voix Bulgares and the dances of Les Ballets Moïsseïev — a Ukrainian choreographer as important as Serge Lifar, if not more so — are characteristic of popular dance’s double movement: sociopolitical hijacking and cross-border expansion. The record industry was able to exploit regional peculiarities with the world music trend in the late 1970s. Contemporary dance much less so. It is known that Trisha Brown in Spanish Dance (1973) and Twyla Tharp in Country Dances (1976) toyed with ‘folk’ music and dance, that Jacques Garnier wrote Aunis (1980), a beautiful pas de trois for the Opera dancers Kader Belarbi, Jean-Claude Ciappara and Wilfried Romoli to Charente-style music written and played on the accordion by Maurice Pacher, and that, closer to home, Grand Magasin featured an ensemble of 17 Serbian dancers from the Bettina Atala film Season 1 Episode 2 (2008) in an expanded cinema session.

Martial Art.

The contemporary dance scene was slow to take these older forms of artistic expression seriously or into consideration. Hence the piece Marry Me in Bassiani is particularly heartening to see, including in its short version tailored to the Orangerie. No question here of the men in ceremonial dress drawing their swords at the risk of inadvertently piercing some waterlilies amongst the eight Claude Monet compositions placed in two elliptical rooms on the edge of the garden (that of the Tuileries) in the style of a stage set (eight cinemascope canvases forming only one), if not a contemporary ‘installation’, leaving the spectator “without any illusion of an end, of a wave without horizon and without shores”, to quote the painter.

To electro music by Sentimental Rave, five dancers from the ensemble Iveroni, magnificently dressed in severe but stylish costumes by Juan Corrales and Y/Project, naturally and solemnly become an endless stream turning around the proprietor anticlockwise with candomblé-like round dancing, Macedonian peasants’ circle dancing and whirling dervishes. The master of ballet, and therefore of ceremonies, Kakhaber Mchedlidze opens the festivities — not the hostilities, although his Caucasian outfit (cherkeska or black tunic adorned with gazyrnitsy or lined with cartridge belts over a white shirt, flexible footwear protecting feet and calves) is effective in this impressionist setting. One of the two couples of dancers (Tinatin Chachua, Vaso Chikaberidze, Levan Jamagidze and Tamar Tchumburidze) follows in his footsteps. The young women, with extreme finesse, dressed in black and impressive peacock blue, raised by short heels, express themselves graciously, whilst their partner alternates between angular movements, turns and circles. The musical composition mixes traditional songs and electro tempos. The result is convincing. A nostalgic song, a superb finale, moves the audience with its solemn beauty.