L’Opéra national du Rhin s’empare de West Side Story.

English below.

Par Nicolas Villodre.

L’Opéra de Strasbourg et la Filature de Mulhouse donnent jusqu’au 29 juin 2022 la comédie musicale West Side Story (1957) de Leonard Bernstein, Jerome Robbins, Arthur Laurents et Stephen Sondheim, dans la version berlinoise de 2013 signée du metteur en scène Barrie Kosky et du chorégraphe Otto Pichler, interprétée par le Ballet de l’Opéra du Rhin et l’Orchestre symphonique de Mulhouse sous la baguette de David Charles Abell.

West Side Story, Barrie Kosky et Otto Pichler – OnR © Klara Beck.

Flashbacks.

Créé au Winter Garden de Broadway le 26 septembre 1957, le musical West Side Story transposait la tragédie shakespearienne Roméo et Juliette en la délocalisant du Vérone de la Renaissance au Manhattan des années 1950 et en transformant le conflit entre les Capulet et les Montaigu en lutte pour le territoire de deux gangs de jeunes, les Jets, des primo-arrivants d’extraction européenne et les Sharks, fils de migrants portoricains. L’idée d’actualiser un drame lui-même inspiré de récits antiques est du metteur en scène et chorégraphe Jerome Robbins qui avait triomphé en 1944 avec le ballet Fancy Free composé par Leonard Bernstein, dont Stanley Donen et Gene Kelly tirèrent le film On the Town (1949). Robbins avait pensé tout d’abord à une opposition entre immigrés juifs et catholiques qui se déroulerait dans le Lower East Side de Manhattan. Guère enthousiasmés par le projet, qui plus était, a priori, anti-spectaculaires, les producteurs mirent trois années à se laisser convaincre. L’intrigue déplacée dans le West Side, le quartier où fut érigé à la même époque le Lincoln Center, sur fond de batailles de rues entre une bande irlando-polonaise et jeunes d’origine portoricaine, la pièce obtint un succès critique et public considérable à Broadway.

C’était, d’après les témoins de l’époque, la première fois qu’on voyait des Portoricains sur scène. L’air du temps était à la révolte de la jeunesse, comme le montrent les pièces naturalistes du théâtre américain d’après-guerre et des films tels que The Wild One (1953) de Laszlo Benedek, Blackboard Jungle (1955) de Richard Brooks et Rebel without a Cause (1955) de Nicholas Ray. L’esprit jazz domine West Side Story plutôt que le rock n’roll naissant (cf. les apparitions d’Elvis Presley notamment dans l’Ed Sullivan Show télévisé de 1956). Bernstein prouva son amour de la musique afro-américaine en rendant hommage à W.C. Handy, l’auteur de « St. Louis Blues », en juillet 1956 au Lewisohn Stadium, à la tête  du Philharmonique de New York, avec pour soliste… Louis Armstrong. En 1971, il commanda au chorégraphe Alvin Ailey un ballet pour son spectacle liturgique Mass. Le goût du « modern jazz », on le trouve chez Jerome Robbins, danseur éclectique, formé à l’art dramatique par Elia Kazan puis par le Yiddish Art Theatre, interprète de Balanchine, Massine et Agnes de Mille, chorégraphe qui, avec Oklahoma ! (1943), avait développé l’idée de dream balletet, par là même, renouvelé le musical.

À l’Est, que du nouveau.

Le beau programme papier de l’Opéra national du Rhin, en format livre de poche, bourré d’informations comme l’étaient naguère ceux conçus par Josseline Le Bourhis pour l’Opéra de Paris reproduit un entretien d’Alain Perroux avec l’auteur des chansons de la pièce Stephen Sondheim et des souvenirs de ce dernier sur sa genèse. Poussant plus loin l’expérimentation de la nièce de Cecil B. DeMille (Agnès), Jerome Robbins a stylisé des mouvements « naturels ». Ainsi, par exemple, le prologue, « The Rumble », est une bagarre totalement chorégraphiée. À ce numéro d’art martial, la mise en scène et l’interprétation du Ballet du Rhin apportent une dimension de cascade cinématographique avec prise de risque ayant nécessité nombre de répétitions. La scène « Gee, Officer Krupke » n’est pas seulement amusante, comme dans le film aux dix oscars co-réalisé en 1961 par Jerome Robbins et Robert Wise ou dans celui, sorti l’an dernier, signé Steven Spielberg ; elle est dionysiaque, orgiaque, hallucinante – simulation de viol et de sodomie incluse. Lorsque Sondheim joua la chanson « Maria » à Robbins, celui-ci lui demanda : « Que fait Tony ? » et, insatisfait de la réponse du parolier, insista : « Que fait-il sur scène ? »

Le metteur en scène Ivo van Hove et la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker ont donné une autre version contemporaine de West Side Story, l’an dernier à Broadway, qui, pour diverses raisons, n’est pas restée longtemps à l’affiche et qui, apparemment, soulignait l’aspect sauvage de l’équipée des hordes de jeunes, insistait sur l’épisode du viol d’Anita, la sœur de l’héroïne et revenait sur la question politique de la mise en scène, donc aussi en valeur, des Invisibles. À Strasbourg, l’aspect sombre l’a emporté sur le clinquant : le numéro « Dance at the Gym » use de boules à facettes mais paraît extrait d’un film en noir et blanc. La mise en scène innovait pourtant en renonçant absolument au carton-pâte, remplaçant les objets par des signes, les pigments par les photons. La prestation du ballet retrouvait l’énergie de la distribution originelle, cris et halètements de toute la troupe à l’appui, comme on peut le vérifier en revoyant le numéro « Cool » dans un Ed Sullivan Show de 1957. L’ochestre symphonique de Mulhouse et sa direction par le chef américain David Charles Abell, un disciple de Leonard Bernstein, ont donné une interprétation mémorable, fidèle à l’original sans cesse enrichie de nuances.

Opéra national du Rhin takes on West Side Story.

Until 29 June 2022, Strasbourg Opera and Mulhouse’s La Filature are staging the Leonard Bernstein, Jerome Robbins, Arthur Laurents and Stephen Sondheim musical West Side Story (1957) in the 2013 Berlin version by director Barrie Kosky and choreographer Otto Pichler, performed by the OnR Ballet and Mulhouse Symphony Orchestra under conductor David Charles Abell.

Flashbacks.

Premiering at Broadway’s Winter Garden Theatre on 26 September 1957, the musical West Side Story transferred the Shakespearian tragedy Romeo and Juliet from Renaissance Verona to 1950s Manhattan and turned the conflict between the Capulets and Montagues into a turf war involving two rival gangs: the Jets, white boys of European heritage, and the Sharks, sons of Puerto Rican migrants. The idea of updating a drama itself inspired by time-old tales came from the director and choreographer Jerome Robbins, who had triumphed in 1944 with the Leonard Bernstein ballet Fancy Free, from which Stanley Donen and Gene Kelly derived the film On the Town (1949). Robbins had first imagined a feud between Jewish and Catholic immigrants in Manhattan’s Lower East Side. Less than enthusiastic about the seemingly unspectacular project, the producers took three years to be persuaded. Following the plot switch to the West Side, the district where the Lincoln Center was then being built, to the backdrop of street battles between youngsters of Irish/Polish and Puerto Rican origin, the musical was a major critical and commercial success on Broadway.

It was, according to contemporary witnesses, the first time that Puerto Ricans had been seen on stage. Youth revolt captured the zeitgeist, as shown by the naturalism of American post-war theatre and films such as Laszlo Benedek’s The Wild One (1953), Richard Brooks’ Blackboard Jungle (1955) and Nicholas Ray’s Rebel Without a Cause (1955). Jazz dominates West Side Story rather than the emerging rock’n’roll (see Elvis Presley’s appearances on the Ed Sullivan Show in 1956). Bernstein proved his love of African-American music by paying tribute to W.C. Handy, the composer of St. Louis Blues, at Lewisohn Stadium in July 1956 at the head of New York Philharmonic with the soloist… Louis Armstrong. In 1971, he commissioned a ballet for his liturgical musical theatre work Mass from the choreographer Alvin Ailey. The modern jazz feel comes from Jerome Robbins, an eclectic dancer trained in dramatic art by Elia Kazan, then by the Yiddish Art Theatre, performer of Balanchine, Massine and Agnes de Mille, and choreographer who, with Oklahoma! (1943), developed the idea of dream ballet and, in doing so, reinvented the musical.

All change in the East.

The Opéra national du Rhin’s beautiful programme, in paperback format and bursting with information as those designed by Josseline Le Bourhis for Paris Opera once were, reprints an Alain Perroux interview with the composer of the Stephen Sondheim musical, discussing his memories of its genesis. Taking the experimentation of Cecil B. DeMille’s niece (Agnes) further, Jerome Robbins stylized ‘natural’ movements. For example, the prologue The Rumble is a fully choregraphed fight scene. The OnR Ballet’s staging and interpretation bring an element of stunt work to that martial art number, with risk taking that required numerous rehearsals. The Gee, Officer Krupke scene is not only entertaining, as in the ten Oscar-winning film co-directed by Jerome Robbins and Robert Wise in 1961 or last year’s Steven Spielberg release; it is Dionysian, orgiastic, hallucinatory — rape and sodomy simulation included. When Sondheim played the song Maria to Robbins, he asked: “What is Tony doing?” and, dissatisfied with the lyricist’s response, insisted: “What is he doing on stage?”The director Ivo van Hove and choreographer Anne Teresa De Keersmaeker provided another contemporary version of West Side Story on Broadway last year, which for various reasons closed early and apparently stressed the savagery of the gangs’ ventures, lingered over the rape of Anita, the heroine’s sister, and returned to the political staging of TheInvisibles. In Strasbourg, darkness dims the razzle-dazzle: the Dance at the Gym number uses disco balls but seems taken from a black and white film. The staging innovates, however, by absolutely rejecting the cardboard-cut-out, replacing objects with signs and pigments with photons. The ballet’s performance recreates the energy of the original cast with screams and gasps from the whole troupe, as can be proven by rewatching the Cool number on a 1957 Ed Sullivan Show. Mulhouse Symphony Orchestra and its American conductor David Charles Abell, a Leonard Bernstein disciple, give a memorable interpretation, faithful to the endlessly enriched original.