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Par Louise Porra.
« Certaines choses peuvent être dites avec des mots, d’autres avec des mouvements, dira Pina Bausch en 1999, alors qu’elle vient d’être nommée Docteure honoris causa de l’Université de Bologne. Mais il y a aussi des moments où les mots nous manquent, […] Alors commence la danse. »
Nathalie Mauriès, ses débuts dans la danse jusqu’à Pina Bausch.
« J’ai commencé la danse à 7 ans, comme la plupart des petites filles de mon âge. »
Nathalie a commencé la danse à l’âge de 7 ans, comme elle le précise, beaucoup de petites filles. Avec plusieurs activités pluridisciplinaires à son actif, elle doit faire un choix et celui-ci se traduit par la danse. Elle ne le sait pas encore à ce moment-là, mais ce choix va changer sa vie et lui tracer le destin qu’elle a aujourd’hui.
Elle commence d’abord par la danse classique, puis plus tard à l’adolescence, pratique le modern’jazz. Ce n’est finalement qu’au lycée qu’elle va découvrir la danse contemporaine. Et depuis, elle ne s’est jamais arrêtée. Elle précise que c’est ses différents professeurs qui, au fil des années, lui ont donné ce goût pour le mouvement, pour cette assiduité que la danse demande et procure. C’est notamment une professeure en particulier qui lui donne l’envie de faire de la danse son métier. Il s’agit d’Ursula Winkler qui transmet le travail de Jérôme Andrews. Ce dernier propose une autre approche au corps, on le sculpte pour éveiller, ce que Nathalie qualifie, de “danse profonde”. Cette expérience lui a été très fondatrice, cependant il lui manquait encore quelque chose. C’est finalement en repensant et reparlant du travail de Pina Bausch, dont elle avait déjà vu une œuvre plus jeune, qu’elle comprit que ce qui lui manquait dans son art, elle le retrouvait dans le travail de Pina. C’est donc tout naturellement, qu’après l’obtention de son bac, dans les années 90, elle se rend dans l’école de Pina, Folkwang Hochschule en Allemagne, où elle y reste 5 années durant.
Cette école, Pina ne l’a pas fondée, cependant c’est l’école dite de Pina car elle y a tenu tous les postes. D’élève, à professeur, à directrice, elle est comme un ancrage à ce lieu dont elle a largement laissé son empreinte. C’est Kurt Joss qui a fondé la Folkwang. Ce dernier a notamment été le professeur de Jean Cébron, figure majeure de l’enseignement dans cette école et lui-même aussi plus tard, professeur de Pina. Nathalie raconte que dans cet établissement elle travaillait avec les danseurs, dit de premières heures de Pina, tel que Malou Airaudo, Dominique Mercy, Anne-Marie Benati ou Lutz Förster. Cela témoigne de l’immersion totale de la formation au contact de ces danseurs qui étaient là, au tout début, quand l’œuvre de Pina Bausch a commencé.
Nathalie explique qu’avant cette pratique, elle n’avait jamais vraiment expérimenté et approché le travail d’interprétation. C’est l’aspect expressif du mouvement, la capacité qu’offre Pina d’exprimer des idées, des sentiments par la danse qui l’a séduite et conduite dans cette formation.
Quand on lui demande de décrire Pina en quelques mots, ce qui se dégage presque instantanément c’est l’adjectif « Mystérieuse ». En effet, Pina a grandement tenu à donner cette part de secret et de mystère dans son travail. Et c’est cela, qui le confirme Nathalie, a aussi participé à dimensionner son œuvre.
Le processus de création : la méthode Pina.
« Toutes les pièces que j’ai vu de Pina m’ont imprégné d’une manière ou d’une autre. »
Le travail de Pina est fondé sur l’univers intime de ses interprètes. Quand on pense à Pina Bausch et ses techniques de création, on pense inéluctablement aux questions qu’elle posait à ses danseurs au début de l’élaboration d’une nouvelle chorégraphie. Comment danser l’amour ? La souffrance ? Représenter « se retrouver après un long temps », « Vouloir s’enfuir très vite »… Ces questions sont de réels moteurs dans son processus artistique. Ce sont les danseurs qui apportent toute la matière dans son processus de création. D’univers et d’appartenances différentes, ils apportent chacun une particule pour former un ensemble. C’est cet ensemble empreint de variété et de complémentarité qui apportent la matière brute à l’œuvre de Pina. C’est ensuite à partir de cette matière première, de cet apport personnel, qu’elle sculpte le tout pour en faire éclore sa création finale.
Ces questions permettent aux danseurs une grande liberté, ce qui rend aussi d’une certaine manière, l’œuvre plus accessible. En effet, bien qu’extrêmement technique, cette participation fait complètement entrer les danseurs. L’œuvre en devient alors plus accessible, car plus proche de tous.
Finalement, Pina joue, colle, superpose, étire, répète, ralenti certaines propositions des danseurs. Elle s’appuie sur eux, sur ce qu’il y a de plus personnel en chacun d’eux pour construire une « image ». Le geste quotidien devient alors un prétexte pour interpréter des émotions, une sensibilité à l’état pure et brute sans artifice, au plus naturel de ce qui les a inspirées.
Pina fait naître des matériaux corporels pour permettre une écriture sensible et créative.
« Je ne suis pas intéressée par la façon dont les gens bougent, mais par ce qui les animent », disait Pina Bausch.
L’importance de l’espace scénique : « ce n’est pas seulement un décor. »
Pour Nathalie, la scénographie est une part étendue du travail de Pina Bausch, elle l’a toujours beaucoup travaillé. L’espace y est primordial, tous les déplacements, les mouvements sont organisés. Ce n’est pas simplement un décor qui sert la danse, c’est une partie intégrante de la danse. Le décor est un appui. La musique accompagne aussi beaucoup les danseurs. Du répertoire classique, au populaire, ou au plus traditionnel, elle se repose sur la musicalité du mouvement que ces sonorités donnent à voir.
Nathalie nous explique comment Pina use de superposition d’images et de sens. Comment ces saynètes, comme on les appelle, ont des portées plurielles. Elle décrit ce travail comme un travail complexe d’une immense ouverture, avec des entrées multiples, des figures qui se superposent.
Dans son travail, on retrouve souvent en tant que composition scénographique, la farandole, la ligne et les groupes genrés qui s’opposent. La dualité homme femme chez Pina Bausch est un sujet fondateur. A ce propos, Nathalie raconte qu’elle a pu même parfois être lassée par cette représentation d’une féminité qui subit. Cependant elle précise que c’est toujours contrebalancé par une reprise de force de la femme.
Concernant les costumes, selon Nathalie, ce choix des robes, des talons, pour les femmes, et des pantalons pour les hommes, rend le travail de Pina intemporel, qui ne s’ancre pas dans une époque donnée. Si on regarde ses œuvres il y a dix ans, aujourd’hui ou dans dix ans, c’est perdurable sans être suranné ou désuet.
Le grand projet de Pina.
« Elle considère le public à sa hauteur. »
Selon le témoignage de Nathalie Mauriès la volonté de Pina, ce à quoi elle aspirait finalement à travers son œuvre, n’était surtout pas de donner des réponses mais de faire poser des questions. Elle ne veut pas imposer une certaine vision des choses ou donner des leçons. Elle questionne le monde, répond aux questions par des questions. Elle ne cherche pas à livrer un message précis, au contraire elle prospecte la subjectivité des spectateurs. Son objectif n’est pas de déranger son public, mais de représenter le monde qui l’entoure. Elle laisse place à l’interprétation de chacun. Nathalie relève l’importance du non-dit dans son ouvrage qui fait surface avec le mouvement. Quand on parle de Pina, on parle du travail de l’inconscient. Pour reprendre les mots de Nathalie sur le rapport de Pina avec son public, elle déclare « Je ne me suis jamais sentie prise pour une imbécile en voyant une pièce de Pina. Elle considère le public à sa hauteur ». Elle laisse toujours le spectateur libre de comprendre, de ne pas comprendre, de sentir ou de ressentir les émotions qu’il éprouve. Dans le travail de Pina tout est sculpté et écrit dans un moment pour rendre quelque chose d’unique et de spontanée. C’est un travail sincère, qui donne une vraie place au spectateur.
L’héritage de Pina Bausch par Nathalie Mauriès.
« J’adore transmettre le travail de Pina car c’est une œuvre tellement forte, tellement riche, jamais je ne m’ennuie. »
Aujourd’hui elle-même professeure, Nathalie Mauriès laisse son enseignement empreint de la méthode Pina. Elle transmet sa manière de faire à ses étudiants. Sur les mêmes modèles de langage corporel, elle fait à travers son travail, perdurer et découvrir l’univers de Pina. Elle propose une mise en jeu du corps, pour faire comprendre sa démarche et les fondamentaux de la mise en mouvement. Elle pose des questions à ses élèves pour induire aussi le processus de création. Pour elle, le travail de Pina est infini. Ses pièces sont complexes, à tiroirs, avec plusieurs portes d’entrées qui font accéder à son œuvre. Cette dimension fascine entre autres Nathalie, qui trouve alors une infinité de possibilités en termes de transmission et d’apprentissage. Elle peut regarder une œuvre plusieurs fois et toujours trouver une nouvelle piste à explorer, elle déclare « J’adore transmettre le travail de Pina car c’est une œuvre tellement forte, tellement riche, que jamais je ne m’ennuie ». Ce travail fait partie de ses fondamentaux, il résonne en elle depuis le début et reste la source de ses comparaisons et de ses références. Cela si profondément d’ailleurs, qu’elle affirme « Ce travail fait partie de ma vie ».
Pina Bausch est considérée comme l’une des principales figures de la danse contemporaine, et on comprend désormais un peu mieux pourquoi. En réelle pionnière d’un mouvement, elle a apporté à la danse une dimension inédite. Sa posture mystérieuse déteint son œuvre, et révèle un travail porté sur l’inconscient et le questionnement. Également femme à l’aspect maternelle avec ses danseurs, elle a permis pour beaucoup, de se révéler à eux-mêmes à son contact.
Sa technicité est d’une précision incontestable, pourtant son œuvre est portée par une sincérité et une authenticité déconcertante qui imprègne les spectateurs. Il est intéressant de constater comment son travail a pu marquer des vies et des carrières, comme c’est le cas pour Nathalie Mauriès. Elle n’était pas danseuse dans sa compagnie du Tanztheater de Wuppertal, mais elle fut élève de son école, et son enseignement l’a tout autant, et continu encore, de l’inspirer dans sa propre démarche.
Ce témoignage, rempli d’ouverture, de franchise et de fidélité, est finalement un bel hommage et une belle façon de mieux comprendre l’œuvre de Pina Bausch.
“Pina” profiled by a former student.
“Some things can be said with words, others with movements,” said Pina Bausch in 1999, on receiving an honorary doctorate from the University of Bologna. “But there are also times when words fail us […] That’s where dance comes in.”
Nathalie Mauriès, from her danse debut to Pina Bausch.
“I started dance at seven, like most little girls my age.”
Nathalie started dancing at the age of seven like, as she says, lots of little girls. With several hobbies to juggle, she had to choose one and that was dance. She didn’t know it then, but that choice would change her life and take her to where she is today.
She began with classical dance before moving into modern jazz as a teenager. Only at high school would she discover contemporary dance. And she hasn’t stopped since. She makes clear that it was her various teachers over the years who gave her a love for movement, for the diligence that dance demands and develops. One teacher in particular encouraged her to make dance her profession. That was Ursula Winkler, who shares the work of Jerome Andrews. He took another approach to the body, which is sculpted to awaken what Nathalie terms “danse profonde.” That experience had a very profound effect on her but there was still something missing. When reconsidering and rediscussing Pina Bausch (she had seen one of her pieces when she was younger), Nathalie finally understood that what was lacking in her art could be found in Pina’s work. It was only natural, then, that after graduating in the 90s, she went to Pina’s school, Folkwang Hochschule in Germany, for five years.
Pina didn’t launch that school but it’s considered hers because she held every position there. From student to teacher to head, she is closely associated with the place and very much left her mark. It was Kurt Joss who founded the Folkwang. He was notably the teacher of Jean Cébron, a leading figure at the school and also later Pina’s teacher. Nathalie says that she worked with Pina’s so-called ‘early’ dancers here, such as Malou Airaudo, Dominique Mercy, Anne-Marie Benati and Lutz Förster. That led to her complete immersion into the programme through contact with dancers who were there, at the very beginning, when Pina Bausch’s work began.
Nathalie explains that before dancing here, she had never truly experimented or approached interpretative work. It was the expressive aspect of movement, the opportunity provided by Pina to express thoughts and feelings through dance, which drew her to the programme.
When you ask her to describe Pina in a few words, she replies almost instantly with the adjective ‘mysterious’. Indeed, Pina was very keen to maintain a sense of secrecy and mystery in her work. And that, Nathalie confirms, also contributed to the development of her style.
The innovative creative process: Pina’s method.
“All of Pina’s pieces that I have seen have marked me one way or another.”
Pina’s work is based on the private world of her performers. When we think about Pina Bausch and her creative techniques, we inevitably think of the questions she asked her dancers when first developing new choreography. How can we dance love? Suffering? Represent ‘being reunited after a long time’, ‘wanting to flee very quickly’… Questions were powerful drivers in her artistic process. It was the dancers who brought the meat to her creative bones. From different backgrounds and cultures, they each made their contribution to the whole. It was that whole, filled with variety and complementarity, which brought the raw material to Pina’s work. It was that raw material, that personal contribution, which she shaped to form her final creation.
These questions give the dancers considerable freedom, which also makes, in a certain way, the work more accessible. Indeed, although extremely technical, the collaboration fully draws the dancers in. The work then becomes closer to everyone and easier to access.
Finally, Pina interplayed, added, superimposed, expanded, repeated and slowed certain proposals from the dancers. She drew on them, on the more personal within each of them, to construct an ‘image’. An everyday gesture then becomes a pretext to interpret emotions, pure and raw sensibility without artifice, the most natural portrayal of what inspired them.
Pina generates physical substance to enable sensitive and creative choreography.
“I’m not interested in how people move but why,” Pina Bausch said.
The importance of the stage space: “It’s not just scenery.”
For Nathalie, the stage design is a larger part of Pina Bausch’s work, which she constantly refined. The space is essential: all the motions and movements are planned. This is not simply scenery behind dance, it’s an integral part of the dance. The scenery is a support. Music is also very important for accompanying the dancers. From the classical to the popular or more traditional repertoire, she drew on the musicality of the movement that sounds trigger.
Nathalie explains how Pina overlayed images and meanings. How these playlets, as they are known, are multi-layered. She describes the work as an immense and complex association, with multiple inputs and overlapping figures.
In her work, we often find as scenography farandoles, lines and opposing gender groups. Male/female duality is a core feature of Pina Bausch. On this point, Nathalie tells us that even she has sometimes become weary of the representation of submissive femininity. However, she adds that it’s always counterbalanced by women gaining the upper hand.
For the costumes, according to Nathalie, the choice of dresses and heels for women and trousers for men makes Pina’s work timeless and not fixed in a given era. If we look at her work ten years ago, today or in ten years’ time, it is permanent without being old fashioned or outdated.
Pina’s major project.
“She treated the audience as her equal.”
According to Nathalie Mauriès, Pina’s ambition, what she ultimately aspired to through her work, wasn’t to give answers but to ask questions. She didn’t want to impose a certain viewpoint or lecture. She questioned the world, answering questions with questions. She didn’t seek to deliver a specific message; on the contrary, she explored the audience’s subjectivity. Her aim wasn’t to unsettle her audience, but to represent the world around them. She left room for personal interpretation. Nathalie highlights the importance of the unspoken in her work, which juxtaposes with the movement. When we talk about Pina, we talk about the work of the unconscious. To quote Nathalie on Pina’s relationship with her audience: “I’ve never felt stupid seeing a piece by Pina. She treated the audience as her equal.” She always left the audience free to understand, not understand, experience or feel their own emotions. In Pina’s work, everything is written and choreographed in a moment to make something unique and spontaneous. It’s honest work that gives real credit to the audience.
Pina Bausch’s legacy by Nathalie Mauriès.
“I love sharing Pina’s work as it’s so strong and rich that I’m never bored.”
Now a teacher herself, Nathalie Mauriès follows the Pina method. She shares her way of working with her students. Using the same body language models, she conserves and conveys Pina’s approach through her work. She engages the body to demonstrate her style and the fundamentals of movement. She also asks questions of her pupils to trigger the creative process. For her, Pina’s work is infinite. Her pieces are complex and intricate with several gateways giving access to her work. This dimension also fascinates Nathalie, who then finds endless possibilities for transmission and learning. She can watch a piece several times and always find a new avenue to explore, she declares: “I love sharing Pina’s work as it’s so strong and rich that I’m never bored.” Her work is one of her fundamentals, has resonated with her from the outset and remains the source of her comparisons and references. So much so in fact that she says: “This work is part of my life.“
Pina Bausch is seen as one of the leading figures of contemporary dance, and now we can understand a bit better why. As a true pioneer of a movement, she brought a new dimension to dance. Her mystery is reflected in her pieces and reveals work centred on the unconscious and questioning. Also a woman who took a maternal approach to her dancers, she enabled many to flourish at her side.
Her technical precision is undisputed, yet her work is defined by a sincerity and disconcerting authenticity that imbues the audience. It’s interesting to note how her work has shaped lives and careers, as with Nathalie Mauriès. She wasn’t a dancer with her company at the Wuppertal Tanztheater, but she was a student at her school and her teaching has, and continues still, to inspire her own work.
This open, honest and loyal testimonial is ultimately a beautiful tribute and wonderful way to better understand Pina Bausch.