Le peuple errant d’Ohad Naharin.

English below.

Par Amélie Blaustein Niddam.

Du 24 juin au 1er juillet, Montpellier Danse présente la dernière création de l’un des plus grands maîtres de la danse contemporaine internationale. 2019 est une traversée du Styx où le désespoir et la mort sont beaux à se damner.

© Ascaf

“Dansez, dansez sinon nous nous sommes perdus” (Pina Bausch).

Après une annonce portable, performée en français, en anglais et en arabe, les rideaux s’ouvrent. Et nous comprenons alors où nous nous trouvons. Nous voici dans une structure immense. Imaginez une boîte noire où le public est installé comme dans un défilé de mode. Il y a un long podium et de part et d’autre des gradins sur lequel les danseurs.ses commencent à déambuler. Le geste est rapidement oriental, ils et elles ouvrent leurs bras et tracent des courbes dans leurs marches qui les font se frôler. Il est complètement fou de voir les interprètes de l’iconique Batsheva d’aussi près. Ohad Naharin est aujourd’hui une star mondiale, la compagnie joue à guichets fermés dans le monde entier, disons le simplement, normalement le nom de l’inventeur du Gaga ne rime pas avec intimité. Et pourtant, c’est avec une jauge de 250 spectateur.trice.s que nous les voyons dans leur diversité sans limite. Grands, petits, minces, gros, femmes, hommes, non-genrés. Ils et elles sont le peuple, le monde. Quand la pièce commence sur une musique très entraînante, on pourrait croire à une fête. Ils et elles sont beaux, sexy, habillés pour aller en découdre en boite de nuit. Débardeur lamé pour l’un, mini robe froncée pour une autre, haut en résille pour celui-là , en dentelle pour celui-ci et ainsi de suite. Mais rapidement, le ton change et les artistes sont perturbés, ils et elles sont coupé.es dans leur élan. Quelque chose cloche, quelque chose ne va pas.

Vogue.

Cela fait bien longtemps que Ohad Naharin et la danse contemporaine en générale a adopté les codes des cultures queers. Dans ce 2019 qui a été créé juste avant le début de la pandémie et du point de vue personnel, quelques mois après la mort du père d’Ohad Naharin, les genres sont troublés de façon décalée. Comme dans les pièces de Pina Bausch auxquelles le chorégraphe fait beaucoup référence ici, en utilisant notamment des farandoles ou en pendant les femmes au mur comme dans Barbe Bleue, les garçons et les filles ont du mal à vivre ensemble. Ils en font des caisses, sautent comme des gymnastes, elles, elles se courbent jusqu’à la contorsion. Tous et toutes cherchent à éblouir l’autre sur ce catwalk des vanités. Ils et elles sont techniques, éblouissants.es de force, d’élégance et d’implication.

Back to my roots.

2019 convoque des tubes de la musique traditionnelle israélienne dans leurs versions sixtie’s. On entend une chanson tirée de la bible, devenue une comptine “Hine ma tov umanaim”. Les paroles veulent dire “Voyez comme c’est bon et

Comme c’est agréable, que des frères habitent ensemble”. Plus tard, on entendra la voix de Hako Yamasaki dans les années 70 nous offrir une triste mélopée, où encore un chant d’espoir, “Bashana Haba’a”, en français “A l’année prochaine”. Cet ensemble qui d’ailleurs peut être chanté par un ou plusieurs artistes, car Ohad Naharin aime depuis longtemps mettre de la voix dans les corps, nous place dans un monde englouti, le temps où la terre promise pouvait encore faire rêver. Là encore, quelque chose cloche, quelque chose ne va pas. 2019 ne cesse jamais de surprendre par ses ruptures. Ils et elles se balancent pour avancer, mais certain.es. tombent à l’eau ou disparaissent par l’une des portes. Ils et elles miment des comptines pour bébé mais ils et elles n’ont plus l’âge. La tristesse et la nostalgie s’emparent de ces vivants en sursis

Gaga pour l’éternité.

Dans son avant-dernière pièce, Naharin semblait avoir mis le gaga de côté. Venezuela (2017) était un bijou de construction et d’écriture. 2019 semble renouer avec les origines de cette danse qui part des tripes et de la sensation. Dans le gaga la liberté de mouvement est totale, il s’agit de danser comme on le ressent et de là viendra un geste forcément juste. : Chen Agron, Billy Barry, Yael Ben Ezer, Matan Cohen, Ben Green, Chiaki Horita, Sean Howe, Chun Woong Kim, Londiwe Khoza, Shir Levy, Adrienne Lipson, Ohad Mazor, Eri Nakamura, Gianni Notarnicola, Igor Ptashenchuk, Yoni (Yonatan) Simon, Hani Sirkis et Amalia Smith apportent tous et toutes des phrases chorégraphiques qui deviennent collectives. La pièce semble être testamentaire. Que restera-t-il d’Ohad Naharin après lui ? Il va jusqu’ à enterrer (symboliquement !) ses interprètes selon la liturgie juive, juste dans un drap. Il n’y a rien à craindre, Hofesh Shechter et Sharon Eyal sont déjà en train de transmettre.

Pina a raison, il faut danser sinon nous sommes perdus. Ohad va plus loin, pour lui cette perte, c’est la mort.

Ohad Naharin’s wanderers.

From 24 June to 1 July, Montpellier Danse presented the latest creation from one of international contemporary dance’s grandmasters. 2019 is a journey to the underworld where despair and death are stunningly beautiful.

“Dance, dance, otherwise we are lost” (Pina Bausch).

Following a turn-off-your-phone announcement performed in French, English and Arabic, the curtains rise. And we begin to understand where we are. We’re in a huge structure. Imagine a black box where the audience is seated as at a fashion show. There’s a long podium with tiers that the dancers start to wander on. The movement is soon oriental as they open their arms and roll their hips, making them brush against each other. It’s incredible to see the performers of the iconic Batsheva up close. Ohad Naharin is now a global star, the company plays to sold-out audiences around the world and, let’s be clear, Mr Gaga’s name isn’t usually associated with intimacy. And yet it’s with a capacity crowd of 250 that we see them in their endless diversity. Tall, short, fat, thin, men, women, nonbinary. They are the world, they are the people. When the piece starts to very catchy music, we could be at a party. They are attractive, sexy, dressed to let loose in a nightclub. Spangly sleeveless t-shirt for one, ruched minidress for another, mesh top for him, lace for her and so on. But the mood changes fast and the artists are unsettled and stopped in their tracks. Something is wrong, something isn’t right.

Vogue.

Ohad Naharin and contemporary dance in general have long adopted the codes of queer culture. In 2019, which was created just before the pandemic started and, more personally, a few months after Ohad Naharin’s father died, the genders are radically pitched against each other. As in Pina Bausch’s work, which the choreographer references heavily here, notably by using farandoles or hanging women from the wall like in Bluebeard, boys and girls struggle to live together. The former go overboard and jump around like gymnasts, whilst the latter bend to the point of contortion. All seek to impress the other on this catwalk of the vanities. They are technical, dazzling with strength, elegance and commitment.

Back to my roots.

2019 calls on the sixties versions of traditional Israeli music. We hear a hymn taken from the Bible, now a children’s song: Hine ma tov umanaim. The lyrics mean “Behold, how good and how pleasant it is for brethren to dwell together in unity!” Later, we hear the voice of Hako Yamasaki in the 70s offer us a sad lament, or a song of hope, Bashana Haba’a, “Until next year” in English. The ensemble piece, which can be sung by one or more artists as Ohad Naharin has long enjoyed giving the body a voice, takes us to a forgotten world, a time when the Promised Land still inspired. Here too, something is wrong, something isn’t right. 2019 never stops surprising us with its separations. The dancers sway forward, but some fall in the water or disappear through one of the doors. They mime nursery rhymes but have passed that age. Sadness and nostalgia take hold of these beings living on borrowed time.

Gaga for eternity.

In his penultimate piece, Naharin seemed to have put Gaga to one side. Venezuela (2017) was a gem of construction and choreography. 2019 seems to go back to the roots of this dance that comes from the heart and soul. Gaga offers complete freedom of movement, it’s a dance that is felt and from there comes exactly the right motion: Chen Agron, Billy Barry, Yael Ben Ezer, Matan Cohen, Ben Green, Chiaki Horita, Sean Howe, Chun Woong Kim, Londiwe Khoza, Shir Levy, Adrienne Lipson, Ohad Mazor, Eri Nakamura, Gianni Notarnicola, Igor Ptashenchuk, Yoni (Yonatan) Simon, Hani Sirkis and Amalia Smith all bring choreographic phrases that become collective. The piece seems to be his last wishes. What will be Ohad Naharin’s legacy? He goes so far as to bury (symbolically!) his performers in accordance with Jewish liturgy, in just a shroud. There is nothing to fear, Hofesh Shechter and Sharon Eyal are already his heirs.

Pina is right: we have to dance, otherwise we are lost. Ohad goes further: for him, loss means death.