Genre, danse & cinéma : Benjamin Millepied revisite “Roméo & Juliette”.

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Par Maria Sidelnikova.

Reportée à plusieurs reprises pour cause de pandémie, la création mondiale Roméo et Juliette Suite de Benjamin Millepied avec sa compagnie L.A. Dance Project, a enfin vu le jour sur la Seine musicale, où on la donne jusqu’au 25 septembre 2022. Mêlant danse et vidéo sur la musique originale de Prokofiev qu’il a eu besoin de raccourcir, le chorégraphe situe de nos jours l’histoire d’amour gravée dans l’imaginaire collectif à une époque lointaine. L’ancien directeur de la Danse de l’Opéra de Paris porte un regard critique sur l’héritage du ballet classique, qu’il juge archaïque. Pendant son mandat à Paris, il avait modernisé La Bayadère en rebaptisant la danse des « négrillons » danse des « enfants », et avait banni les « black faces ». En peu de temps, il suscita ainsi un début de changement de mentalité au sein de l’Opéra de Paris. Avec son Roméo et Juliette, il s’attaque maintenant à la question du genre.

Le genre de Roméo et Juliette.

Les adaptations de Roméo et Juliette ne manquent pas.  Les plus grands chorégraphes du siècle passé et du nôtre, de Bronislava Nijinska à Mats Ek, en passant par Frederick Ashton, Kenneth MacMillan et Rudolf Noureev, ont relu la tragédie shakespearienne et la composition musicale de Prokofiev chacun à sa manière. Benjamin Millepied nous propose la sienne. Dans sa version du ballet, le chorégraphe continue à s’en prendre aux stéréotypes, cette fois-ci en mettant en cause ceux du genre. Les distributions sont différentes d’un soir à l’autre mais les rôles titres sont interprétés soit par deux hommes soit par deux femmes. Le soir de la première, par exemple, le couple était formé par David Adrian Freeland et Mario Gonzalez. Bien que l’idée ne soit pas nouvelle (souvenons-nous du Lac des cygnes entièrement masculin de Matthew Born qui date déjà de 1995), elle a provoqué une certaine polémique dans plusieurs pays.

Dancemaker & filmmaker.

Un écran géant apparaît au-dessus de la scène, laquelle est teintée de rouge sanguin. Pas de coulisses, aucun décor, la scène mise à nu ressemble à un plateau de cinéma ou de télévision. Car Benjamin Millepied, depuis sa participation aux côtés de Natalie Portman au film « culte » Black Swan, porte de plus en plus la double casquette de chorégraphe et de réalisateur. Il a donc imaginé son Roméo et Juliette sous la forme d’une vidéo tournée en direct. Comme dans les mises en scène d’un Ivo van Hove, la caméra suit pas à pas les danseurs un peu partout. Dans les loges, les couloirs, les bureaux administratifs de l’immense paquebot qu’est la Seine musicale. Et jusqu’à son parvis où a lieu l’apogée quand arrive l’adagio. L’histoire se développe simultanément, sur scène et sur l’écran, en parallèle, en dialogue, en contrepoint. Parfois, la danse filmée éclipse totalement la danse sur scène. D’après Benjamin Millepied, l’idée du film lui est venue naturellement, de Prokofiev même. Plus il écoutait sa musique, plus il la trouvait cinématographique. Cela ne l’a pas empêché de sabrer dans la partition – la moitié de celle-ci était-elle donc inutile ? Shakespeare, lui aussi, a eu droit à quelques coupes dans son texte – son histoire étant connue, elle ne valait sans doute pas la peine d’être répétée…

Peu de moyens ne donnent pas plus de créativité.

Avec la production de la compagnie L.A. Dance Project réduite à dix-huit interprètes, hommes et femmes confondus, pour la plupart très impliqués dans la production, les personnages secondaires – la nourrice, le frère Laurent, Paris, les parents – sont absents ou inidentifiables. Benjamin Millepied a voulu mettre à jour Roméo et Juliette, en allant à l’essentiel, en lui ôtant tout ce qui pourrait heurter un spectateur d’aujourd’hui, en cherchant à rendre le ballet « inclusif ». Si les intentions sont louables, le rendu est mitigé. D’autant que les moments encadrant les moments-clés du ballet sont montés « cut » comme dans un film. C’est le cas de la danse des chevaliers avec une salle de bal changée en nightclub, de la première rencontre des amoureux, de la scène du balcon, de Tybalt tuant Mercutio, de Roméo tuant Tybalt, de Juliette avalant une pilule. Tout ce petit monde meurt tour à tour en à peine une heure et quart.

La chorégraphie amoureuse ne prend pas.

Le public a droit à un travail de saltation, à des images sensuelles pas loin d’être des clichés, à des acrobaties, à de l’agitation, à un perpetuum mobile dans le style Jerome Robbins. Préférant rester dans une écriture classique, Benjamin Millepied ne propose pas de langage propre à des amoureux censés être actuels. Par ailleurs, ni la musique de Prokofiev, nuancée et intime, ni le physique et les capacités techniques de ses danseurs principaux, différents l’un de l’autre (l’un étant grand et musclé, l’autre, bien plus menu) ne se reflètent dans sa palette gestuelle. Au bout du compte, on a l’impression que la caméra danse plus que le corps de ballet. D’où une petite déception de rentrée, après tant d’attente. Roméo et Juliette Suite ouvre cependant le grand retour à Paris de Benjamin Millepied et de sa compagnie qui fêtent leurs dix ans cette année. La prochaine étape sera au Théâtre du Châtelet, en octobre, avec des programmes « contemporains » que nous suivrons et, nous l’espérons, plus ambitieux.

Photographie © Josh Rose.