Pietragalla magistrale aux Cadences d’Arcachon.

English not available.

Par Nicolas Villodre.

En clôture du festival Cadences 2022, le Théâtre du corps Pietragalla-Derouault nous a offert en primeur sa dernière création, La Leçon, une pièce de danse-théâtre ou de théâtre-danse adaptée de celle, éponyme, d’Eugène Ionesco. Une leçon qu’il est loisible maintenant d’ouïr et de voir dans un même mouvement.

Tragicomédie musicale.

Marie-Claude Pietragalla, dite Pietragalla, voire Pietra tout court – Pietra sonnant comme Pietá, le nom est facile à retenir – a eu, comme les chats, plusieurs vies. Plusieurs carrières. Elle est passée, comme on sait, du métier de danseuse à celui d’étoile, après sa nomination à ce grade par Patrick Dupond, en 1990 pour sa prestation dans le Don Quichotte de Rudolf Noureev. Lui fut confiée huit ans plus tard la direction du Ballet de Marseille fondé par Roland Petit – une tâche qui incombe aujourd’hui à (La)Horde. Pietra est, avec Pavlova, Cyd Charisse, Zizi Jeanmaire et Leslie Caron, une des rares danseuses issues du ballet qui soit parvenue à se reconvertir dans l’actorat. Elle apparaît dans des documentaires de danse signés Dominique Delouche (Yvette Chauviré, une étoile pour l’exemple, 1988) et William Klein (Babilée 91, 1992)et a joué dans nombre de téléfilms et de films de fiction (cf. Quand je vois le soleil, 2003, avec Florent Pagny). Dans ces cas-là, elle fut assez souvent distribuée dans des emplois de tragédienne.

Pour la compagnie qu’elle a fondée avec Julien Derouault, son partenaire à la ville comme à la scène, elle a continué à exploiter sur les planches ses qualités dramatiques et, surtout, elle a pu s’affirmer comme chorégraphe, ce que peu de ses collègues de l’âge « heureux » ou « d’or » que furent les années 80 à l’Opéra Garnier ont réussi à faire. Dans le domaine de ce que Kurt Jooss et ses disiciples nommèrent Tanztheater, on peut dire que Pietra a tout essayé dans les années 2000 : quantité d’adaptations littéraires, des hommages à des auteurs-compositeurs comme Léo Ferré (2003), des pièces de théâtre du répertoire comme Lorenzaccio(2017), un spectacle musical sur une idée de Pierre Cardin, Marco Polo (2009). On sent que le couple qu’elle forme avec Julien Derouault est féru de pièces d’Eugène Ionesco – écrivain sous-estimé de son temps et de nos jours, bien que ses pièces n’aient cessé d’être représentées. La compagnie Pietragalla-Derouault a, après Béjart, adapté Les Chaises, et aussi M. et Mme Rêve, avant de s’attaquer au classique qu’est La Leçon, créé en 1951 au Théâtre de Poche dans une mise en scène de Marcel Cuvelier et de… Ionesco lui-même. Et qui se joue aujourd’hui encore, avec La Cantatrice chauve, au Théâtre de la Huchette.

Féminicide.

Au lieu de traduire immodestement les dialogues du dramaturge en gestes, de chercher à se rendre intéressants en les stylisant, pour ainsi dire, à leur manière, Pietra et Derouault sont restés dans l’esprit de l’auteur de la pièce et nous l’ont restitué par un sacré travail de mise en scène et, cela va sans dire, de chorégraphie. En outre, Julien Derouault donne de sa personne sur scène en interprétant avec justesse et autorité le donneur de leçon(s). Pietra, hors champ, et lui, en présentiel, comme on dit de nos jours, tantôt mixent théâtre et danse dans une inédite formule rappelant celles des « conférences dansées » d’antan, tantôt alternent, séparent les deux disciplines. Toute la troupe assure ce qu’il faut, comme il faut, à corps et à cris, à pas cadencés. Nous oublierons quelques effets trop appuyés à notre goût (la bande-son diffusée à fond la caisse lors du finale, la danse à l’unisson, les éclairages de douches s’agitant en tous sens comme pour un concert de rock) pour nous en tenir à l’essentiel. À la beauté des variations de style classique et aux pas de deux où l’on a senti que Pietragalla a voulu se faire plaisir et, par là même, faire plaisir à son public. Au contraste entre la farce à la Molière (cf. les maîtres de toutes les matières possibles du Bourgeois gentilhomme) et le show macabre de ce qui est ni plus ni moins qu’un féminicide, ou d’un meurtre en série, comme ceux commis par Gilles de Rais (le modèle du Barbe Bleue de Charles Perrault), ou par Jack l’éventreur (personnage qui inspira Frank Wedekind pour La boîte de Pandore). 

Ce qui est admirable chez Ionesco comme chez Pietragalla-Derouault, c’est la mutation au milieu du gué (au centre du récit) de la pataphysique d’Alfred Jarry en métaphysique surréaliste, au sens où l’entendait Apollinaire pour qualifier sa propre pièce, Les Mamelles de Tirésias, et la peinture de Giorgio De Chirico. L’humour noir est à l’œuvre. Ionesco débutait et bouclait d’ailleurs son affaire en prolongeant les trois coups du brigadier par ceux d’un marteau clouant le couvercle d’un cercueil. Le talent des comédiens et des danseurs, Caroline Jaubert (l’élève), Solène Ernaux Messina (la bonne, chez Ionesco, qui devient « assistante » ou « Marie » dans cette version), Amélie Lampidecchia, Carla Béral, Robin Sallat et Antonin Vanlangendonck est à souligner. Tout ce petit monde a été longuement, chaleureusement applaudi par le public arcachonnais. Comme il se devait.

La Leçon sera présentée du 14 octobre au 3 décembre 2022 au Théâtre de la Madeleine à 19h.

Photographie © Pascal Elliot.