Mayerling de MacMillan : drogue, sexe et double suicide à l’Opéra de Paris, un ballet british avec un accent bien français.

English below.

Par Maria Sidelnikova.

Note de la Rédaction : cette dernière critique clôt la rubrique. Ex Movere se consacrera désormais à des formats plus longs, intemporels, en attendant le podcast. Bientôt la suite !

Un grand classique du story-ballet anglais, Mayerling de Kenneth MacMillan sur la musique de Liszt fait sa somptueuse entrée au répertoire de l’Opéra de Paris. Trois actes, une dizaine de personnages historiques, des virages de sujets comme dans une série – des intrigues politiques, du sexe, de la drogue, un double suicide au cœur d’une famille royale, les Habsbourg et l’un des rôles le plus ambitieux et compliqué du répertoire masculin, celui de l’archiduc Rodolphe. À voir au Palais Garnier, jusqu’au 12 novembre.

Le drame de Mayerling : ce que dit l’histoire.

Très tôt le matin le 30 janvier 1889. Le pavillon de chasse royale à Mayerling, aux environs de Vienne. Deux corps sont retrouvés morts par balle. Ce sont ceux du prince héritier Rodolphe d’Autriche et de sa plus jeune maîtresse, la baronne Marie Vetsera. Il avait 30 ans, elle à peine 17. La cour est sous le choc. Sur l’ordre de François-Joseph I, le souverain d’Autriche et d’Hongrie, le pavillon fut aussitôt détruit, ainsi que tous les documents et lettres de son fils unique. Les scénarii de ce drame sont multiples, du meurtre organisé par de vicieux comploteurs ou par Marie Vetsera elle-même, jusqu’au double suicide, la version qui prédomine depuis. Mais qu’est ce qui a poussé le jeune prince à une telle mort désespérée ? La pression politique ? Sociale ? Personnelle ? Au fil des années, les historiens s’accordent : celui que son papa-monarque voyait comme un soldat gaillard, un chasseur sans pitié, un bon catholique et un fidèle époux, souffrait vraisemblablement de la dépression, voire de troubles psychologiques. La morphine, l’alcool, les liaisons chaotiques et les relations aberrantes avec sa mère complètent le portrait, faisant de Rodolphe un personnage de fiction par excellence. Les écrivains et les cinéastes se sont par ailleurs emparés de son personnage.

Le ballet Mayerling : ce que chorégraphie MacMillan. 

Et Kenneth MacMillan (1929-1992) les rejoints. Auteur des sagas narratives néoclassiques, Manon et Roméo et Juliette, directeur artistique du Royal Ballet (1970-1977), puis son chorégraphe principal jusqu’à sa mort (en coulisse de Mayerling pour l’histoire), il s’est fait prendre dans les filets du prince Rodolphe d’abord dans le film Mayerling (1936), trop romantique à son goût, ensuite au travers du livre de George Marek, Eagles Die, qui l’a fasciné.  Quant à la chorégraphie, l’héritage soviétique du « ballet dramatique » et surtout des grandes fresques héroïques comme Spartacus et Ivan le Terrible centrés sur un personnage masculin, ont marqué l’esprit de MacMillan. Faire une histoire riche et lisible sans mots, captivante comme au cinéma et avec une danse qui pousse au bout du souffle – voici les fils conducteurs du chorégraphe enfin alignés avec Mayerling. Entrelacer les scènes de masse avec les pas de deux (au moins huit avec cinq femmes différentes) MacMillan a mis ici toute son imagination sur les portés, parfois aux dépens même du texte chorégraphique. La première s’est tenue le 14 février 1978 au Convent Garden, le succès est imminent. Depuis les plus grandes compagnies du monde ont dansés Mayerling. Voici l’heure de l’Opéra de Paris. 

Mayerling à l’Opéra : la tragédie humaine.

Toujours sans directeur / directrice du ballet, en cette soirée de première la compagnie s’est tout de même montrée en grande forme avec Hugo Marchand en tête. Artistiquement et instinctivement très à l’aise avec le vocabulaire de MacMillan, les danseurs se glissent dans tous ces personnages du passé bien coiffés et richement habillés avec un plaisir sincère (ce fastueux défilé de mode est assuré par l’atelier de l’Opéra). Même les rôles secondaires ont été distribués sans faute.  On remarque Marc Moreau, le cocher Bratfisch joyeux et discret ; Jérémy-Loup Quer, courtois colonel Bay Middleton, le séducteur de Sisi ; les quatre officiers – Jack Gasztowtt, Alex Magliano, Andrea Sarri, Antonio Conforti – des partenaires fiables et toujours dignes, même dans les passages chorégraphiques qui pourraient quelques fois sembler risibles En gardant le texte original mots à mots, les danseurs de l’Opéra savent mettre les accents, se l’approprier avec un style bien à eux, de telle manière que la moindre vulgarité et banalité prend sens et devient sexy. 

Les personnages féminins semblent aussi faits sur mesure pour ce ballet. La volontaire danseuse Etoile Valentine Colosante en Mizzi Caspar, qui refuse d’accompagner Rodolphe dans son voyage macabre vers le suicide. La ravissante Hannah O’Neill, comtesse Marie Larisch, nièce de l’impératrice Sisi, rebelle avec sa tante et pleine d’empathie envers le prince malgré son indifférence. La froide Laura Hecquet, l’étoile de la compagnie la moins visible sur scène, ici semble être parfaitement à sa place, dans le rôle de l’impératrice Élisabeth. Plus elle rejette son fils, qui lui exprime des sentiments ambigus, plus il devient cruel et incontrôlable dans ses comportements avec les autres femmes. Ce système de déclenchement nous dirait Freud démarre dès le premier acte.  Quel petit garçon tordu et suppliant était Rodolphe – Marchand devant cette femme autoritaire au dos de fer dans leur pas de deux à Hofbourg et quelle bête sauvage sort de lui dans la scène suivante, dans le duo avec la Princesse Stéphanie, sa femme arrangée (très bien jouée et dansée par la montante première danseuse Silvia Saint-Martin).  Le contraste était aussi frappant que leur pas de deux. Il s’est jeté sur elle comme un chien se jete sur un os, lançant violemment et dans tous les sens son corps sans volonté.  Un instant si brutal que Hugo Marchand en a même vu sa fausse barbe à moitié décollée. 

Et pourtant le Rodophe de Hugo Marchand était tout sauf un monstre fini. A ses 28 ans, le danseur Etoile qui est au sommet de sa forme et de son art : il porte ce rôle de parfait avec beaucoup de compassion. Techniquement irréprochable et plus que crédible comme partenaire, ce qui est essentiel dans Mayerling, Marchand dévoile le côté obscur de son personnage peu à peu. Et avec Marie Vetsera – Dorothée Gilbert sa partenaire préférée depuis déjà quelques saisons, Hugo Marchand est prêt à tout et tous deux se lancent pleinement et avec une confiance absolue dans ces cascades de pas de deux acrobatiques du troisième acte. En elle, cette fillette à l’innocence de Clara de Casse-Noisette, il trouve et sa femme fatale prête à satisfaire ses fantaisies les plus perverses, et cet amour maternel incontesté, lequel ne manque cette fois pas aux rendez-vous. On connait et reconnait dans la subtile Gilbert cette force du talent dramatique immense. 

Mayerling de Kenneth MacMillan est donné parallèlement à Londres et à Paris et affiche complet, ne perdant aucunement, malgré les années ses qualités de grand ballet narratif.

Photographie © Ann Ray.

MacMillan’s Mayerling: sex, drugs and a suicide pact at Paris Opera, a British ballet with a very French feel.

Editor’s Note: This last review closes the column. Ex Movere will now focus on longer and timeless formats. Next soon!

A true classic of English story ballet, Kenneth MacMillan’s Mayerling set to the music of Liszt is making its lavish debut in Paris Opera’s repertoire. Three acts, a dozen historical characters, plot twists worthy of a soap opera — political intrigue, sex, drugs, a suicide pact at the heart of a royal family, the Habsburgs, and one of the most ambitious and challenging male roles, Archduke Rudolf. At Palais Garnier until 12 November.

The Mayerling drama: what history records.

Very early in the morning of 30 January 1889. The royal hunting lodge in Mayerling, near Vienna. Two bodies are found shot dead. They are Crown Prince Rudolf of Austria and his youngest mistress, Baroness Mary Vetsera. He was 30, she barely 17. The court is in shock. On the orders of Franz Joseph I, sovereign of Austria and Hungary, the lodge is immediately destroyed, along with all of his only son’s documents and letters. There are many strands to this drama, from murder arranged by cruel conspirators or Mary Vetsera herself to a suicide pact, now the most commonly accepted version. But what led the young prince to such a desperate death? Political pressure? Social? Personal? Over the years, historians have come to an agreement: the man his father thought was a strapping soldier, merciless hunter, good Catholic and loyal husband likely suffered from depression, if not mental issues. Morphine, alcohol, chaotic love affairs and an abnormal relationship with his mother complete the profile, making Rudolf the ultimate fictional character. Writers and filmmakers have also made him their own.

The Mayerling ballet: what MacMillan choreographs.

And Kenneth MacMillan (1929–1992) joined them. An author of neoclassical narrative sagas, Manon and Romeo and Juliet, artistic director at the Royal Ballet (1970–1977) then its leading choreographer until his death (backstage at Mayerling as it happens), he became hooked on Prince Rudolf first in the film Mayerling (1936), which was too romantic for his taste, then through George Marek’s fascinating book Eagles Die. As for the choreography, the Soviet legacy of ‘dramatic ballet’ and especially great sweeping male-led epics like Spartacus and Ivan the Terrible left a mark on MacMillan. Making a story rich and understandable without words, captivating like at the cinema and with dance bordering on the breathtaking — the choreographer’s driving themes finally aligned with Mayerling. Interweaving group scenes with pas de deux (at least eight with five different women), here MacMillan poured all his imagination into the portés, sometime even at the expense of the choreographic text. The premiere was held at Covent Garden on 14 February 1978, the success was instant. The world’s biggest companies have since danced Mayerling. Now is Paris Opera’s time.

Mayerling at the Opera: the human tragedy.

Although still without a ballet master, the company was on top form on the night of the premiere with Hugo Marchand at the helm. Artistically and instinctively very comfortable with MacMillan’s vocabulary, the dancers slip into all the beautifully styled and richly dressed historical characters with heartfelt pleasure (the extravagant fashion show is staged by the Opera’s atelier). Even the supporting roles have been flawlessly allocated. They include Marc Moreau, a merry and low-key coachman Bratfisch; Jérémy-Loup Quer, a courtly Colonel Bay Middleton, seducer of Sisi; the four officers — Jack Gasztowtt, Alex Magliano, Andrea Sarri and Antonio Conforti — reliable and always dignified partners, even in choreographic passages that may sometimes seem ridiculous. In keeping the original text word for word, the Opera’s dancers are able to add overtones, adopting it with their own unique style in such a way that the slightest vulgarity and banality become meaningful and sexy.

The female characters also seem made for this ballet. The strong-willed prima ballerina Valentine Colosante as Mizzi Caspar, who refuses to join Rudolf on his macabre journey towards suicide. The delightful Hannah O’Neill, Countess Mary Larisch, niece of Empress Sisi, rebellious against her aunt and full of empathy towards the prince despite his indifference. The cool Laura Hecquet, the company principal least visible on stage, here seems to be perfectly cast in the role of Empress Elisabeth. The more she rejects her son, who expresses ambiguous sentiments, the more he becomes cruel and uncontrollable in his behaviour with other women. The trigger system, as Freud would say, starts with the very first act. What a twisted and suppliant little boy Rudolf/Marchand is before this domineering iron lady in their pas de deux at the Hofburg, and what a wild animal emerges from him in the next scene’s duo with Princess Stéphanie, his arranged wife (very well played and danced by the rising principal dancer Silvia Saint-Martin). The contrast was as striking as their pas de deux. He jumps on her like a dog snatches on a bone, wildly and uncontrollably throwing his body in all directions. The sequence is so brutal that Hugo Marchand even lost half of his false beard.

And yet Marchand’s Rudolf is everything but a complete monster. Aged 28, the primo ballerino is at the peak of his powers and artistry: he plays the role perfectly with much compassion. Technically irreproachable and more than credible as a partner, which is essential in Mayerling, Marchand slowly reveals the dark side to his character. And with Mary Vetsera/Dorothée Gilbert, his preferred partner in recent seasons, Hugo Marchand is ready for anything and both throw themselves fully into the third act’s cascades of acrobatic pas de deux with complete confidence. In her, a young girl with the innocence of The Nutcracker’s Clara, he finds both a femme fatale willing to satisfy his most perverse fantasies and motherly love, which isn’t lacking this time. We recognize and acknowledge the strength of subtle Gilbert’s considerable dramatic talent.

Kenneth MacMillan’s Mayerling is being performed simultaneously in London and Paris and is sold out, having lost nothing of its appeal as a great narrative ballet despite the years.