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Par Nicolas Villodre.
Christian Lacroix a troqué les catwalks pour les costumes de scène, dont la danse. Rencontre.
Parmi les « créateurs créatifs » ou, si l’on préfère, les « créatifs créateurs », nous vient immédiatement à l’esprit le nom de Christian Lacroix. Lui-même se définit comme designer plutôt que comme « couturier stricto sensu » puisqu’il ne coupe pas, ne coud pas, n’invente ni matières ni coupes mais « dessine, crée des ambiances, des personnages ». Le fait est qu’il a abordé presque tous les domaines de la novation : le design, notamment celui d’un TGV toujours en fonctionnement ; la décoration d’hôtels ; la production en série d’accessoires de mode ; le recyclage, récemment, de vêtements de seconde main au Grenier du Havre ; l’agencement d’une EHPAD dans le Gard. Il s’est aussi illustré en… illustrant le Petit Larousse de 2005. Après la fermeture de sa maison de couture, il a continué à dessiner, et à travailler artisanalement ; il a conçu des scénographies, imaginé des mises en scène, contribué à l’art chorégraphique ; il est passé de la création de vêtements à celle de costumes de scène pour le théâtre, le music-hall, le ballet. Mais n’était-ce pas déjà le cas à ses débuts ?
L’Arlésienne.
Arles sans ses arènes ne serait pas Arles. Sans Christian Lacroix, non plus. Toute sa vie, celui-ci n’a cessé de faire des allers-retours entre la Provence et Paris. Jeune étudiant en art, et en Arles, il appréciait les prises de vue du régional de l’étape, le photographe Lucien Clergue (1934-2014), spécialiste de la Camargue et de la corrida, ami de Picasso, fondateur, avec Jean-Maurice Rouquette et Michel Tournier, des Rencontres photographiques, qui sont devenues la plus grande manifestation internationale vouée à l’art de Niépce. En 2007, Lacroix a dessiné pour cet homme d’images reçu à l’Académie des Beaux-arts son habit vert et une épée, forgée en acier de Tolède, démarquée de celles des matadors. Lacroix fut aussi, avec François Hébel, le commissaire d’une rétrospective Clergue au Grand Palais, en 2014.
Dès le départ, dès la fondation de sa maison de couture en 1987 grâce à Jean-Jacques Picart qui avait su convaincre Bernard Arnault et la financière Agache de miser sur lui, Lacroix s’est référé clairement, explicitement, ostensiblement à Arles et à la Méditerranée dans ses créations. Sa ville natale est devenue motif récurrent de l’œuvre. Ce n’est donc pas un hasard si son premier défilé de haute couture a eu pour thèmes principaux sa cité, la Camargue, la Provence et le sud. Il s’est inspiré du tableau Lola de Valence de Manet ; il a créé la robe Faena, clin d’œil à la performance spectaculaire du torero dans l’arène ; il a redessiné à sa façon foulards et mantilles, corsages en dentelle, robes à crinoline ; il a réinventé la jupe pouf ; il a orné ses vêtements chamarrés de son emblème-signature : le crucifix en or.
La Lettre et le signe.
Lacroix a stylisé l’Arlésienne, la chimère de Daudet et Bizet qui a traversé les frontières et le temps. Le créateur a détourné les éléments symboliques du combat avec le minotaure et a glorifié les emblèmes du cérémonial catholique : le noir, demi-deuil, toujours chic, les robes de mariées, les teintes ardentes du païs du soleil, les parures galantes des élégantes. Féru en histoire de l’art, il s’est transporté à l’ère baroque et aux siècles suivants. Par peur du vide, il n’a regardé ni à la débauche de couleurs ni à la dépense en matières précieuses, ouvragées, rarement brutes. Son attrait pour l’arabo-andalou l’a mené jusqu’à l’Orient le plus extrême. Patrick Mauriès a consacré un livre au défilé Lacroix de l’été 1994, publié par Thames et Hudson sous forme d’un « scrapbook illustrant les tendances et les données » de l’époque, à l’âge d’or de la maison de couture, « le kaléidoscope des idées, la progression au jour le jour » devant conduire à la passerelle, à la parade, à la catwalk.
C’est aussi une série de collages de textes manuscrits et « d’images, d’échantillons, de dessins, de morceaux de cuir repoussé et de taffetas changeant, de couronnes en papier doré, de polaroïds et de dentelles ». Ces traces d’un passé récent ont maintenant valeur historique. L’écriture manuelle est pour le styliste aussi essentielle que le dessin ; elle lui permet d’exprimer son « goût immodéré, congénital, inexplicable » pour tout ce qui appartient au passé. Ses lettrines peintes en tête chapitre du Petit Larousse 2005, « avec leur mélange surréaliste de personnages, objets, plantes », tiennent de la charade et du « spectacle à raconter. » Sa passion pour l’écriture vient du « plaisir sensuel de la plume sergent major et de l’encre violette, alors de rigueur à l’école primaire ». À la fac de Montpellier, il usait encore des pleins et des déliés. Naturellement, la lettre « A » de son Larousse contient les signes distinctifs d’Arles.
L’Art de la scène.
Lacroix a prouvé qu’il pouvait faire dans le minimalisme, dans l’épure, la simplicité : le grand spectacle Zoopsie Comedi (1986) chorégraphié par Dominique Boivin, interprété par les danseurs contemporains de Lolita et de Beau Geste, a été pour lui l’occasion de produire un grand nombre de tenues de scène, plus singulières et amusantes les unes que les autres, en collaboration avec Sylvie Skinazi. Ces vêtements extravagants, inspirés de l’avant-garde des années vingt, notamment du Bauhaus, vont prochainement rejoindre le Centre national du costume de scène de Moulins, dont Lacroix est président d’honneur. Un film réalisé par Jacques Scandélari en 1988 le montre dans un autre travail lié à la danse, durant les répétitions de l’American Ballet Theatre, sous la houlette de Mikhail Baryshnikov, du ballet de Massine, The Gay Parisian (1941). Nous découvrons Lacroix au travail, griffonnant les mouvements tourbillonnants de la chorégraphie sous l’impulsion de la musique ardente d’Offenbach. Il va sans dire que Baryshnikov a agréé ou validé les esquisses.
Certains ont pu reprocher à Lacroix l’importabilité de ses toilettes. “Mais, à l’époque, rappelle-t-il, l’apparence passait avant » le reste. À l’instar des propositions de la regrettée Vivienne Westwood, ses tenues relevaient plus du costume théâtral que du vêtement de tous les jours. Les Britanniques, créateurs du dandysme, des plus audacieux durant le Swinging London avec la minijupe de Mary Quant puis avec le punk, respectueux des tenues traditionnelles, du kilt ou des tartans, ont été sensibles à son style. Jennifer Saunders et Dawn Fench, dans la série Absolutely Fabulous, lui ont rendu hommage en le citant à maintes reprises. Elles ont fait pour son nom « autant sinon plus que toutes les croix, cœurs et soleils… dans le monde entier ».
En quittant en 2010 la maison de couture, Lacroix n’a pas cessé de créer. Il s’est mis une nouvelle fois à l’ouvrage : au dessin de costumes de scène. On peut énumérer parmi ses créations celles de Carmen, à Nîmes ; Phèdre, Cyrano de Bergerac, Peer Gynt, à la Comédie Française ; Othello, au Théâtre 14 ; La Source, Le Songe d’une nuit d’été, Joyaux, à l’Opéra de Paris ; David et Jonathas, Le Bourgeois gentilhomme, à Versailles ; I Capuleti e i Montecchi, à Munich ; Candide, à Berlin ; La Vie de Galilée, Le Postillon de Longjumeau, Les Nozze di Figaro, Pelléas et Mélisande, au Théâtre des Champs-Élysées ; Cosi fan tutte, à la Monnaie ; Tannhäuser à Sarrebruck ; Adriana Lecouvreur, Ezio, à Francfort ; Radamisto, à Vienne et, bien sûr, « sa » Vie parisienne, aux Champs-Élysées puis à Liège. Lacroix, on le voit, ne chôme pas. Avec ses collègues et amis Karl Lagerfeld (qui l’a encouragé à ses débuts), Jean-Charles de Castelbajac, Vivienne Westwood et Jean-Paul Gaultier, Christian Lacroix est bien représenté dans l’exposition du musée des Arts décoratifs consacrée aux années 80.
Visuel © Patrick Swirc.
Lacroix crossing the genres.
Think ‘French creatives’ and Christian Lacroix immediately springs to mind. He defines himself as a designer rather than a “couturier in the strict sense” as he doesn’t cut, sew or invent materials but “draws, creating moods and characters.” The fact is that he has dabbled in almost all creative spheres: design, including a high-speed train that’s still in use; hotel decor; mass production of fashion accessories; the recent recycling of second-hand clothes at Le Grenier social enterprise in Le Havre; and the layout of a care home in Gard. He also rewrote the rulebook by… illustrating the 2005 Petit Larousse dictionary. When his fashion house closed, he kept his creative juices flowing with scenography, staging and choreography as he evolved from designing clothes to stage costumes for the theatre, music hall and ballet. But wasn’t it ever thus?
The boy from Arles.
Arles is synonymous with amphitheatres. And with Christian Lacroix. All his life, he has constantly travelled back and forth between Provence and Paris. As a young art student in Arles, he fell in love with the work of photographer Lucien Clergue (1934–2014), a local favourite, specialist in Camargue and corrida, friend of Picasso and founder, with Jean-Maurice Rouquette and Michel Tournier, of Rencontres Photographiques, now the biggest international photography festival. In 2007, Lacroix designed a traditional green coat and sword, forged in Toledo steel, different to a matador’s, for Clergue when he was made a fellow of the Academy of Fine Arts. With François Hébel, he also commissioned a Clergue retrospective at the Grand Palais in 2014.
From the outset, from founding his fashion house in 1987 thanks to Jean-Jacques Picart, who managed to convince Bernard Arnault and the Financière Agache Group to take a chance on him, Lacroix explicitly and extensively referred to Arles and the Mediterranean in his creations. His hometown has become a leitmotif of his creative output. It’s no coincidence that the main themes of his first haute couture show were his city, Camargue, Provence and the south of France. He was inspired by the Manet painting Lola de Valence; he created the Faena dress, a nod to a torero’s spectacular performance in the bullring; he redesigned headscarves and mantillas, lace bodices and crinoline dresses in his own inimitable style; he reinvented the bustle skirt; he adorned his multi-coloured clothes with his signature emblem: the gold crucifix.
Signs and letters.
Lacroix stylized L’Arlésienne, the Daudet and Bizet fantasy that has crossed borders and eras. The designer twisted the symbolic aspects of the struggle against the minotaur and exalted the emblems of Catholic ceremony: black, half-mourning, always chic, wedding dresses, the fiery hues of the land of the sun, the elegant finery of the civilized. A history of art buff, he transported himself back to the Baroque period and following centuries. With his fear of blank space, he spared neither colour nor expense on precious materials, which were finely worked and seldom untreated. His fascination with all things Arabo-Andalusian took him to the very Far East. Patrick Mauriès devoted a book to the Lacroix show of summer 1994, published by Thames & Hudson in the form of a “scrapbook illustrating the trends and statistics” of the era, the golden age of the fashion house, “the kaleidoscope of ideas, the day-to-day progression” leading to crossovers and catwalks.
It’s also a series of collages of handwritten texts and “images, samples, drawings, pieces of embossed leather and shimmering taffeta, gold paper crowns, polaroids and lace.” These traces of a recent past now have historic value. For the designer, handwriting is as essential as drawing; it enables him to express his “insatiable, innate, inexplicable appetite” for everything that belongs to the past. His painted drop caps in the chapter headings of the 2005 Petit Larousse, “with their surreal mix of characters, objects, plants“, come from riddles and “storytelling.” His passion for writing follows the “sensual pleasure of the quill pen and purple ink, then obligatory in primary school.” At Montpellier University, he still wrote in calligraphy. Naturally, the letter ‘A’ of his Larousse contains the distinctive hallmarks of Arles.
Direction the stage.
Lacroix has proven that he can do minimalism, purity and simplicity: the major show Zoopsie Comedi (1986), choreographed by Dominique Boivin and performed by the contemporary dancers of Lolita and Beau Geste, was an opportunity for him to produce a large number of stage costumes, each more unique and entertaining than the last, in collaboration with Sylvie Skinazi. These extravagant garments, inspired by 1920s avant-garde, especially Bauhaus, will shortly join the National Centre of Stage Costume in Moulins, of which Lacroix is honorary president. A 1988 film directed by Jacques Scandélari shows him in another dance-related role during the American Ballet Theatre’s rehearsals of the Massine ballet The Gay Parisian (1941), under the guidance of Mikhail Baryshnikov. We see Lacroix at work, capturing the whirling motion of the choreography under the influence of Offenbach’s stirring music. It goes without saying that Baryshnikov approved or greenlit the sketches.
Some have criticized Lacroix for his unwearable outfits. “But, at that time,” he reiterates, “appearances came first.” Like the late Vivienne Westwood’s designs, his clothes were more costume theatre than everyday wear. The British, creators of dandyism, the boldest during the Swinging Sixties with Mary Quant’s miniskirt then punk, respectful of traditional dress, kilts or tartans, were receptive to his style. In the series Absolutely Fabulous, Jennifer Saunders and Dawn French paid their own tribute by mentioning him multiple times. They made his name “as much as, if not more, all the crosses, hearts and suns… around the world.”On leaving the fashion house in 2010, Lacroix didn’t stop creating. He again got down to work designing stage costumes. His creations include Carmen in Nîmes; Phèdre, Cyrano de Bergerac and Peer Gynt at the Comédie Française; Othello at Théâtre 14; La Source, A Midsummer Night’s Dream and Joyaux at Paris Opera; David et Jonathas and The Bourgeois gentilhomme at Versailles; I Capuleti e i Montecchi in Munich; Candide in Berlin; La Vie de Galilée, Le Postillon de Longjumeau, Le Nozze di Figaro and Pelléas et Mélisande at Théâtre des Champs-Élysées; Cosi fan tutte at La Monnaie; Tannhäuser in Saarbrucken; Adriana Lecouvreur and Ezio in Frankfurt; Radamisto in Vienna and, of course, ‘his’ Vie Parisienne on the Champs-Élysées then in Liège. You won’t see Lacroix slacking. With his colleagues and friends Karl Lagerfeld (who offered encouragement when he was starting out), Jean-Charles de Castelbajac, Vivienne Westwood and Jean-Paul Gaultier, Christian Lacroix is well represented in the Museum of Decorative Arts exhibition celebrating the 1980s.